mercredi 7 février 2007

La boucherie

« Quand j’étais p’tite », j’étais une petite fille très heureuse : mes parents étaient désargentés et amoureux, ma famille nombreuse, l’appartement parisien dans le quartier du Marais, haut perché, clair, sonore, propre et désordonné. J’avais une grande amie qui partageait beaucoup de moments de mon existence depuis l’école jusqu’aux vacances communes. Et, ce qui exaspérait son père, nos camarades de classe, et quelques vieux… ou jeunes grincheux, nous prenions des fou-rires jubilatoires, interminables et parfaitement inexplicables. Je crois que nous avons battu notre propre record le jour où, titubantes, nous nous sommes laisse choir – sacrilège impensable - sur le trottoir devant le palais de la viande.

Le palais de la viande était « la » boucherie, celle où l’on respectait et détaillait en érudit les divers morceaux, où on les débitait avec art et on les attribuait selon une certaine échelle de valeurs, mystérieuse pour les non-initiés : c’était tout de suite après la guerre, et les tickets de rationnement, les possibilités financières des clients et des passe-droits aussi arbitraires qu’indiscutables, présidaient à ces distributions.
Quand la représentation commençait, le commis ouvrait les grilles noires et tirait d’un geste ample les lourds rideaux aux larges rayures rouges et blanches.
Aussitôt entrait en scène le boucher, bel homme à la veste pied de poule bleue et blanche et ceint d’un vaste tablier coquettement retroussé sur la hanche comme les tragédiens de la Comédie Française. Il glissait souplement sur sol carrelé poudré de sciure silencieuse.
Sa femme était déjà installée dans le décor dans une merveilleuse petite guérite hexagonale réalisée en bois verni, vitres miroitantes et marbre rose. La bouchère était bien assortie à cet habitat : poudrée, bouclée, maquillée, elle croisait ses doigts aux ongles vernis, et souriait benoîtement aux tirades de son orateur de boucher. La seule question insistante en ce qui la concernait était : « Comment entre-t-elle et sort-elle de là ? un petit tunnel ? une porte secrète ?.. » Je ne l’ai su que le jour où, dans une ambiance d’urgence, il lui a fallu se précipiter pour rattraper des billets de mille francs que la bourrasque emportait sous le regard placide des ménagères. Miracle de la technique moderne : la guérite alors se détacha du mur en un silencieux demi-cercle qui révéla à nos yeux désenchantés l’intimité de ses « dessous » : une bouillotte, des sabots fourrés, une petite couverture rosâtre et une boîte de chocolats.

Et nous voilà assises, pleurant de rire sur le trottoir devant le grand théâtre de la viande ! Vous imaginez la réprobation et les commentaires acides quand les propriétaires de la boucherie découvrirent la scène scandaleuse qui leur volait la vedette devant le parterre amusé des clientes qui piétinaient en sage file depuis un bon moment.
Nos mères, invoquées à titre d’Erinyes par le boucher et sa bouchère, ont souri quand nous leur avons raconté notre incongruité, mais elles ont désapprouvé, au nom de l’hygiène, le fait de poser nos blanches culottes « Petit Bateau » sur le trottoir.

Dans les désopilantes nouvelles de Jacques Perret, auteur du célèbre « Caporal épinglé »
j’ai retrouvé ce genre de situations familières dont l’auteur sait si bien traduire le modeste et irrésistible comique. A mes yeux, les modèles du genre sont « Le Machin » et « La Bête Mahousse », recueils dont les titres eux-mêmes sont déjà prometteurs !

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